Pierre Gros Bois
Qui crée un spectacle ? Un, tous, certains ? Qui peut dire c’est mon projet, ma pièce, mon monde, c’est de moi que cela parle, c’est mon désir qui s’y exprime ? J’avais envie de mettre ces questions à l’épreuve du plateau, de bouleverser le qui fait quoi dans le travail. J’avais envie de créer une alchimie qui permette à des créateurs, habitués à l’unicité de leur rôle face à la multitude des interprètes, de se prendre en compte, se bousculer, se stimuler à aller dans des endroits peu connus de leur propre univers. Parce que, si la réalisation minimum de cette structure est une série de variations sur thème avec la même comédienne, son ambition est de s’inventer un processus qui produise à la fin un spectacle organique.
J’avais besoin de requestionner aussi mon rôle de comédienne, toujours en balance entre créateur et interprète, de prendre une position plus risquée, plus jouissive, pour que ce soit mon désir qui donne naissance à un projet tout en restant du même coté. Pour être aussi le lieu, la matière, le lien entre les différents regards : être unique pour ne pas être univoque.
L’idée d’inverser en nombre la structure même de l’équipe artistique d’un spectacle m’est venue au sein du collectif d’acteurs et metteurs en scène né autour d’Eric Lacascade. Portés par l’actualité politique qui nous touchait de près en tant qu’intermittents, nous nous étions mis à réfléchir à la création, au processus de création, et donc à ce qui se fait et à ce qui pourrait se faire différemment.
Ensuite est venu l’été 2003. Avignon. La grève. La remise en cause du pourquoi et pour qui chacun fait ce métier, de ses fondements intimes et sociaux, de son rapport (trouble) à la reconnaissance. Et la rencontre avec les chorégraphes qui venaient du Festival de Montpellier, les discussions, l’engagement, la colère, une rencontre politique et humaine, quelque chose qui avait à voir avec la communauté.
Parce que l’idée de communauté est essentielle dans ce projet, ils sont donc six à qui j’ai proposé ce pari, et qui ont accepté : trois metteurs en scène, Eric Lacascade, avec qui je travaille depuis 12 ans et qui a partagé ce projet dès son origine, David Bobée, Arnaud Churin, avec lesquels je travaille depuis longtemps et qui me connaissent parfaitement ; trois chorégraphes, Régine Chopinot, Héla Fattoumi, Loïc Touzé, qui, eux, ne m’avaient jamais vue sur scène, et qui ont parié sur l’échange qu’on avait eu, et sur le projet. Il faut dire que je suis arrivée au théâtre par la danse, et donc ce partage entre metteurs en scène et chorégraphes, bien qu’il étire encore le champ des doutes et des questions, me paraît presque naturel.
Le texte est venu après. Il a resurgi tout à coup de mes envies de toujours (j’avais 15 ou 16 ans quand j’ai lu Penthésilée pour la première fois). Malgré la difficulté à imaginer cette pièce adaptée pour une seule personne, ce sont les thèmes qui la traversent qui ont guidé mon désir.
Penthésilée vit dans une communauté de femmes, de guerrière (les Amazones, qui égalent les hommes dans le combat, grand fantasme!), à l’écart des mâles jusqu’à l’âge adulte. Elle développe dans le paroxysme le fantasme de l’Homme, de l’autre, à la fois Soleil, Dieu de Jeunesse, Vie, à la fois Ennemi, Ogre, Bête. Le champ de bataille est en elle, les guerriers sont ses désirs, elle réduit Achille à n’être qu’un mauvais acteur, qui rentre toujours avec une scène de retard.
Elle veut du pouvoir dans sa vie. Elle veut pouvoir dire qu’elle veut du pouvoir. Elle veut pouvoir dire qu’elle veut du sexe, aussi, ce qui revient au même. Elle veut du sexe dans sa vie.
Elle est une femme, comme on dit. Elle est aussi un homme. Elle aime les femmes comme une femme les aime. Elle les aime comme un homme aussi. Elle aime un homme en homme qu’elle est, et la femme qu’elle est l’aime aussi. Elle voudrait parfois qu’il soit elle, être lui.
J’avais besoin pour ce projet de nous confronter à une femme, mieux une femme-mythe : assez extrême, complexe et contradictoire pour être notre contemporaine, assez ancrée en moi, assez entière, assez enracinée dans l’imaginaire collectif pour être universelle. Il me fallait cette femme pour qu’une femme d’aujourd’hui puisse se mettre en dialogue avec elle sans devoir se composer un rôle.
Daria Lippi juin 2004
d’après Henrich von Kleist
Distribution
ADAPTATION DU TEXTE : Éric Lacascade / Daria Lippi /
SUR SCÈNE : Daria Lippi /
REGARDS CROISÉS : David Bobée / Arnaud Churin / Héla Fattoumi / Éric Lacascade / Loïc Touzé / Stéphane Babi Aubert / Philippe Berthomé / Régine Chopinot / Philippe Marioge / Julian Snelling / Clarisse Texier / Virginie Vaillant /
RÉGIE SON : Christophe Jeanne / Philippe Petit /
COPRODUCTION : Comédie de Caen - CDN de Normandie / Théâtre de Vidy - Lausanne /
AVEC LE SOUTIEN : Centre Chorégraphique National de Basse-Normandie / Centre Chorégraphique de La Rochelle /